L’UE sur le chemin de Rome
MADRID – À la fin du mois, les dirigeants de l’Union européenne (à l’exception de la Première ministre britannique Theresa May) se réuniront en Italie pour célébrer le 60e anniversaire du Traité de Rome. Les célébrations d’anniversaire sont bien souvent le prétexte idéal à l’auto-félicitation, et le discours ambiant à l’approche du sommet de Rome nous conduit à penser que cet événement n’y fera pas exception. Or, il s’agirait pour les dirigeants de l’UE de profiter de cet anniversaire pour prendre le temps d’une réflexion profonde, précisément autour du projet qu’ils célèbrent.
L’UE se situe actuellement à une croisée des chemins. Bien que le Royaume-Uni n’ait pas encore formellement amorcé son processus de sortie, le Brexit a d’ores et déjà anéanti l’une des hypothèses les plus fondamentales du projet européen : l’idée selon laquelle, certes à un rythme lent, le processus d’intégration irait toujours de l’avant. Voici aujourd’hui que la montée du populisme nationaliste menace de faire s’effondrer soixante ans de progrès.
Cette célébration prochaine de l’unité européenne constitue sans doute le moment idéal pour affronter la difficile réalité d’une désunion, et pour tracer un chemin d’avenir. Seulement voilà, l’honnêteté, la conscience de soi et la vision claire dont le sommet de Rome a besoin sur cette voie ne sont pas des caractéristiques naturelles parmi les dirigeants de l’UE, qui excellent bien davantage dans les nobles discours que dans les solutions pragmatiques.
Il faut reconnaître au président de la Commission européenne Jean-Claude Junker la volonté de s’essayer à l’élaboration d’une telle solution. Publié par la Commission, le récent « livre blanc sur l’avenir de l’Europe » énonce cinq voies d’avenir possibles pour l’Europe, allant d’une démarche consistant pour l’UE à se concentrer sur le marché unique jusqu’à un effort d’approfondissement et d’élargissement de l’intégration. Ce livre blanc formule également la proposition semble-t-il inévitable consistant à bâtir une Europe à plusieurs vitesses.
Le texte fixe un calendrier de dix mois axé sur le débat et la réflexion, avec en point culminant le rassemblement du Conseil européen de décembre prochain, au cours duquel il appartiendrait aux dirigeants européens de décider de la direction à prendre. La nouvelle approche serait ensuite mise en œuvre avant la tenue des élections européennes de 2019. Tout semble très ordonné.
Les États membres ont d’ores et déjà commencé à suivre le cadre fixé par Juncker. Lors d’un rassemblement à Versailles, les quatre plus grandes économies de l’UE – Allemagne, France, Italie et Espagne – ont promu une approche à plusieurs vitesses, dont elles constitueraient le cœur unifié. Le groupe de Visegrád (République tchèque, Hongrie, Pologne et Slovaquie) s’est opposé à cette idée, craignant d’être laissé pour compte. Les pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) se montrent également réticents face à un tel accord, qui les exclurait en partie du processus décisionnel – et qui maintiendrait l’Allemagne au statut de seul et unique pays créancier du groupe central.
Le débat sur l’avenir de l’Europe est par conséquent animé, comme l’espérait précisément Juncker. Mais ce débat passe à côté de l’essentiel, allant soit trop loin, soit pas assez, et cela pour une simple et bonne raison : il ne repose pas sur une introspection franche et totale. Plutôt que de réordonner les chaises longues du Titanic, l’UE ferait bien de s’intéresser à la raison pour laquelle le navire est en train de couler.
Or, au-delà d’une simple évocation de l’écart entre les attentes de l’opinion publique et la capacité (et autorité) de l’UE à agir, le livre blanc de la Commission ne procède quasiment à aucune introspection. Plusieurs questions cruciales – efficacité de la Commission, structure du collège des commissaires, et, plus important encore, équilibre entre les institutions de l’UE – sont à peine évoquées, voire tout simplement ignorées.
L’une des questions absolument fondamentales sur lesquelles le livre blanc fait l’impasse réside dans la manière dont l’autorité doit être répartie au sein de l’UE. Sur ce point, l’UE n’a pas cinq mais deux options : autorité transnationale ou autorité intergouvernementale. Or, l’approche qu’elle choisira viendra façonner la structure de l’Union, ainsi que la portée de ses activités.
Ce choix nécessitera tout d’abord que les dirigeants de l’UE évaluent avec honnêteté, voire courage, où en est l’UE aujourd’hui. Ils doivent être prêts à appeler un chat un chat – ou en l’espèce reconnaître que l’UE est aujourd’hui une organisation intergouvernementale habillée de transnationalisme. Ce n’est qu’après avoir admis le caractère dysfonctionnel de cette structure – qui voit en effet à la fois les institutions de l’UE et les États membres échapper à leurs responsabilités en rejetant constamment la faute sur autrui – que les dirigeants de l’UE pourront procéder au rééquilibrage nécessaire.
Le véritable transnationalisme offre un plus haut plafond de coopération, mais présente davantage de risques. Si l’Europe privilégie cette approche, elle ne pourra pas recourir à des demi-mesures. Il lui faudra prendre des mesures réelles pour aligner autorité et responsabilité au niveau de l’UE, en donnant du pouvoir au Parlement européen tout en conférant davantage de légitimité politique, ainsi qu’une plus grande responsabilité, à la Commission. Quasiment personne ne parie sur ce choix pour l’avenir.
Quant à l’approche intergouvernementale, il apparaît désormais évident qu’un tel choix signifierait pour l’essentiel une union sous conduite allemande, du moins dans un avenir proche. Ce scénario ne différerait pas énormément de la situation actuelle, dans laquelle toute décision importante doit obtenir l’aval de l’Allemagne. Et dans un monde aujourd’hui de plus en plus conflictuel, ce choix ne constitue pas nécessairement un mauvais chemin pour l’avenir.
Ceci vaut particulièrement si – et je dis bien « si » – Angela Merkel parvient à se maintenir au poste de chancelière allemande après le mois de septembre. Après tout, Merkel est parvenue à consolider son propre style unique de leadership qui, bien que parfois récalcitrant, peut fonctionner dans une Europe sous pression de toutes parts. Telle n’est pas l’UE qu’avaient envisagée ses fondateurs, mais cette UE est réalisable, à condition que les Européens comprennent qu’il s’agit de l’approche entreprise, et qu’ils fixent le seuil de coopération à un niveau relativement élevé.
Quelle que soit la destination que se fixera l’Europe, il lui faudra en premier lieu décider du chemin pour y arriver. En bref, l’Europe doit décider si elle entend collaborer ou coopérer. Telle est la question à mettre sur la table.
En mars 1957, Konrad Adenauer qualifiait Rome de toile de fond idéale pour « poser les bases d’un avenir commun pour l’Europe ». En mars 2017, Rome pourrait à nouveau jouer ce rôle. L’UE ne bénéficiera peut-être pas de nombreuses autres opportunités de réfléchir à son présent, et de clarifier son avenir. Elle ne doit pas laisser filer celle-ci.
Traduit de l’anglais par Martin Morel