L’Europe coincée dans les cordes
MADRID – Le 8 novembre, tandis que Donald Trump scellait l’issue de l’élection présidentielle américaine en remportant une victoire stupéfiante, une conférence avait lieu à Bruxelles pour célébrer l’héritage légué par Václav Havel, premier président de la Tchécoslovaquie post-communiste (qui deviendra plus tard la République tchèque). À l’heure où le monde pénètre dans l’ère Trump, cet héritage s’avère plus important que jamais, notamment pour l’Europe.
Difficile d’imaginer deux personnages aussi antagonistes que Havel et Trump. Le premier, artiste et intellectuel, livra tout au long de sa vie un combat pour la vérité, œuvrant sans relâche pour amener les sociétés et les individus à donner le meilleur d’eux-mêmes. Le second est un charlatan obsédé par sa propre personne, qui est parvenu à accéder au pouvoir en jouant sur les peurs les plus primitives.
Les valeurs de Havel ont beaucoup en commun avec celles qui à l’issue de la Seconde Guerre mondiale ont conduit à la création de l’ordre mondial libéral, lequel a engendré une paix et une prospérité sans précédent. L’élection de Trump semble néanmoins indiquer une possible volonté des États-Unis de ne plus défendre ces valeurs, et encore moins de conserver leur rôle consistant depuis l’après-guerre à maintenir l’ordre à travers le monde.
Les lacunes stratégiques qui en découlent créent l’opportunité pour un autre acteur mondial de reprendre les rênes du leadership – ce qui est en réalité absolument nécessaire. C’est à l’Union européenne qu’il incombe d’assumer cette responsabilité, elle qui, plus que n’importe quel autre acteur mondial, a su intérioriser et mettre en œuvre les idéaux et les principes qui fondent l’ordre mondial libéral. Seulement voilà, il semble pour l’heure que l’UE ne soit pas en capacité de reprendre ce flambeau.
L’UE a apporté de précieuses contributions à l’ordre mondial libéral, que ce soit en montrant l’exemple face au changement climatique, ou en œuvrant pour un accord réalisable sur la question du programme nucléaire iranien. En revanche, elle ne montre jusqu’à présent aucune capacité à endosser un véritable leadership mondial. Songez au désastre de la conférence 2009 de Copenhague sur le changement climatique, au fiasco de l’intervention en Libye ou, plus douloureux encore, à sa réponse inadéquate face à l’actuelle crise migratoire.
En somme, bien que l’Europe soit un solide joueur d’équipe, elle ne fait pas un très bon capitaine. Et ce n’est pas par manque d’ambition. La très controversée stratégie européenne de sécurité 2003, pour ne citer qu’un exemple, avait pour objectif de faire de l’UE l’un des points cardinaux de la puissance mondiale. Suite à la victoire de Trump, la Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, a déclaré que l’UE devenait aujourd’hui une « puissance indispensable ».
Malheureusement, comme c’est souvent le cas en Europe, l’écart est considérable entre le discours et la réalité. Le peu d’acteurs présents lors de la réunion d’urgence des ministres des Affaires étrangères convoquée quelques jours après l’élection américaine nous rappelle amèrement combien il reste à accomplir à l’Europe pour venir combler l’énorme vide qu’engendrerait l’abdication de Trump face aux responsabilités mondiales de l’Amérique.
La vérité, c’est que l’UE manque à la fois de vision et d’influence. Le statut d’acteur mondial central exige un véritable magnétisme, produit soit par la puissance dure, soit par la puissance douce. Au début des années 2000, aux grandes heures de l’élargissement de l’UE, l’Europe jouissait de ce pouvoir d’attraction. Cette attirance a pu s’observer jusqu’en 2013, lors des manifestations Euromaïdan, qui ont vu de jeunes Ukrainiens perdre la vie en défendant la possibilité de relations entre leur pays et l’UE. Aujourd’hui, à l’heure où l’UE et ses États membres se replient sur eux-mêmes, ce pouvoir d’attraction n’est plus qu’un lointain souvenir.
Maintenant que s’opère le Brexit, et que le partenariat transatlantique part à la dérive, l’UE pourrait bien tomber en pièces. Alternative la plus probable, elle risque de devenir une plateforme sur laquelle régnerait son acteur dominant, l’Allemagne. À certains égards, l’UE s’aventure d’ores et déjà dans ce chemin. C’est une évidence de nos jours : rien n’est décidé à Bruxelles sans le consentement du gouvernement allemand. L’engagement unilatéral consistant pour la chancelière allemande Angela Merkel à accueillir des réfugiés, de même que l’accord conclu entre la Turquie et l’UE sous la conduite de l’Allemagne afin d’endiguer les flux de réfugiés, mettent en lumière cette réalité.
Une telle issue se révélerait extrêmement problématique – voire tragique. À l’origine, l’UE était censée constituer une démarche supranationale, fondée sur un esprit d’action collective visant ce bien commun que défendait Havel. Bien que l’Allemagne n’exerce pour l’heure qu’une hégémonie modérée, une situation de domination mononationale de l’Europe contrarie les fondements mêmes de la création de l’UE.
À un niveau plus concret, il ne faut pas s’attendre à ce que l’Allemagne représente suffisamment haut et fort l’Europe sur la scène internationale. Dans un monde qui donne de plus en plus raison à Hobbes, les démonstrations conventionnelles de puissance sont nécessaires. Or, l’aversion traditionnelle de l’Allemagne face à l’usage de la puissance dure est vouée à entraver sa capacité à projeter son influence – et celle de l’Europe – à travers le monde.
Bien entendu, le reste de l’Europe peut apporter sa contribution de plusieurs manières, notamment à travers la redynamisation de l’effort longtemps reporté consistant à coordonner et harmoniser la défense européenne. La bonne nouvelle, c’est la présence de plusieurs signes de vie sur ce front depuis quelques semaines, puisque les ministres européens de la Défense et des Affaires étrangères ont convenu de faire avancer la coopération dans ce domaine. Le fait de placer ces efforts sous un leadership allemand naturel ne constitue pas la démarche idéale, mais il pourrait bien s’agir du meilleur choix possible compte tenu des circonstances.
En Europe, un résultat idéal n’est pas un résultat réaliste. Et comme le soulignait Havel, s’accrocher à l’optimisme – à la croyance selon laquelle les choses finiront par s’arranger – est absolument inutile. Il nous faut davantage trouver des motifs d’espérance, en restant convaincus que les choses finiront par revêtir du sens. La seule manière d’y parvenir consiste à être honnêtes avec nous-mêmes, et à faire preuve de sobriété dans le regard que nous portons sur ce qu’il est possible et ce qu’il nous incombe de faire pour veiller à ce que les meilleurs résultats puissent être atteints.
L’Europe a le potentiel pour jouer un rôle de leader à l’échelle mondiale, mais elle manque de la confiance en elle et de l’implication nécessaires pour y parvenir. L’heure est venue d’admettre cette réalité, et de reconnaître la vrai menace à laquelle l’ordre mondial libéral est aujourd’hui confronté. C’est seulement alors que nous pourrons déterminer de manière réaliste comment préserver nos intérêts et nos idéaux au sein d’un monde aux multiples défis.
Traduit de l’anglais par Martin Morel