La nostalgie du politique

L’ordre mondial – ou plutôt l’insuffisance qui le caractérise – constitue l’un des sujets brûlants de la période actuelle. Notre préoccupation quant à l’avenir des structures et des systèmes mondiaux se fait partout apparente – que ce soit dans les médias, lors de conférences, dans les écrits d’ouvrages bestsellers, et même dans le cadre de séries télévisées célèbres.

La population est inquiète. Le monde semble actuellement faire l’objet d’une transformation fondamentale : de nouveaux acteurs font leur entrée sur la scène internationale, un certain nombre de règles autrefois sacro-saintes se trouvent désormais ouvertement défiées, tandis qu’une nouvelle vague d’avancées technologiques vient bouleverser des industries et des secteurs économiques tout entiers. Dans notre quête de structure et de prévisibilité – réaction tout à fait naturelle en période de mutation rapide – nous scrutons désespérément le moindre indice susceptible de nous éclairer sur l’orientation future du monde, et sur notre rôle en son sein.

Dans les situations de ce type, il est évidemment crucial que nous déterminions le meilleur moyen – ou du moins le plus réalisable – d’aller de l’avant ; tant il est vrai que la capacité à prévoir constitue l’un des piliers de l’analyse coût-avantage et de la réflexion stratégique. Seulement voilà, le problème survient lorsque notre ardent désir de certitude commence à l’emporter sur la pensée rationnelle, projetant nos idées et nos actions dans une direction improductive – voire dangereuse.

C’est ce qu’illustre parfaitement l’actuel penchant pour les rétrospections à l’eau de rose. Confrontés à l’incertitude économique, géostratégique et sociale, les dirigeants politiques succombent de plus en plus aux sirènes de la nostalgie, promettant un retour à ce qu’ils décrivent comme les règles et pratiques abouties et bien connues d’autrefois.

En Russie, le président Vladimir Poutine agit selon une vision du monde version XIXesiècle, dans lequel les grandes puissances régiraient leur sphère d’influence respective, sans que nul ne vienne les défier. Comme l’a fait valoir le président russe à l’occasion du dernier rassemblement du club de discussion Valdaï en octobre, « L’ours ne demande la permission à personne. Chez nous, il est considéré comme le maître de la taïga. »

L’État islamique s’efforce de promouvoir le retour à un passé encore plus lointain. Ses adhérents épousent une doctrine médiévale digne du IXe siècle pour justifier leurs efforts de restauration du califat, au sein duquel « la légalité de l’ensemble des émirats, groupes, États et organisations n’est plus valable », et où les exécutions sommaires et l’esclavage s’imposent.

L’Occident succombe lui aussi actuellement au piège de la nostalgie, s’agrippant à la conception d’un ordre mondial de type fin du XXe siècle, dans lequel il est seul à dicter les règles et à pouvoir choisir de les respecter ou non. L’illustration la plus récente de cette vision anachronique dont fait preuve l’Amérique réside dans sa tentative maladroite (qui plus est vaine) visant à minimiser le soutien en faveur de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (sous conduite chinoise), après avoir refusé à maintes reprises de conférer davantage de poids aux puissances mondiales émergentes dans le cadre des institutions de Bretton Woods.

Cette nostalgie apparaît désormais également comme un facteur majeur des affaires intérieures de nombreux pays. Partout en Europe, les partis populistes – qu’il s’agisse de la droite du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, ou de l’extrême gauche de Syriza en Grèce – préconisent un retour à cette époque prétendument plus simple et plus heureuse où régnaient contrôle national et verrouillage des frontières. Aux États-Unis, une partie importante de la jurisprudence défend aujourd’hui « l’intention originelle » des rédacteurs de la Constitution, tandis que les Républicains s’orientent vers l’isolationnisme, et que les Démocrates dénoncent les accords de libre-échange.

Or, la nostalgie n’offre aucune solution – seulement l’illusion d’une échappatoire. Le fait de regarder en arrière ne nous rapproche nullement de ce à quoi nous aspirons ; au contraire, nous risquons alors à coup sûr de négliger les défis – et de manquer les opportunités – qui se présentent à nous. S’efforcer de promouvoir ses intérêts sur la base de règles appartenant au passé revient à tenter de résoudre les mots croisés d’aujourd’hui en utilisant les indices d’hier.

Acceptons cette réalité : ce monde merveilleux que nous sommes si nombreux à vouloir retrouver – cet ordre dirons-nous pré-Union européenne, antérieur aux Nations Unies, voire à l’État-nation – n’a jamais réellement existé. Marcel Proust n’a-t-il pas écrit : « Se souvenir des choses du passé n’est pas nécessairement se souvenir des choses telles qu’elles étaient. » Nous ne cessons d’abréger et d’édulcorer le passé, afin de lui conférer une image supérieure à celle de l’agitation et de la détresse généralisées d’aujourd’hui.

Au fil du temps, le terme nostalgie a fini par revêtir une connotation bénigne. Or, le terme originel – combinaison du Grec nostos (le retour au pays) et algos (la douleur) – a pour vocation de décrire une maladie caractérisée par un « mal aigu du pays ». Peut-être aurions-nous intérêt à retourner à cette définition de la nostalgie, au moins pour ce qui est de sa manifestation dans le politique, peut-être devrions comprendre à nouveau combien le terme appartient au domaine de la maladie : un trouble qui déforme la réalité, et vient entraver la formulation de solutions efficaces face aux défis du monde réel.

Aucune vision du monde qui s’ancrerait dans le XIXe siècle – et encore moins le IXe – ne peut s’inscrire en phase avec les complexités du monde globalisé d’aujourd’hui. De même, la montée de nouvelles puissances et de nouveaux acteurs non étatiques exclut désormais que le façonnement des règles (et leur non-respect) appartienne exclusivement à un cénacle restreint d’États occidentaux. L’intensité de la compétition internationale exige par ailleurs que les pays européens cessent d’espérer pouvoir prospérer indépendamment les uns des autres.

C’est en l’absence d’alternative viable que les idées les plus aberrantes ont tendance à se propager. C’est pourquoi il est si important de consacrer une période de réflexion à la question de l’ordre mondial. Mais plutôt que de nous abandonner à une plongée régressive dans les abîmes de la nostalgie, il est nécessaire que les uns et les autres s’engagent dans un débat constructif, autour des défis qui se présentent réellement à nous, et proposent de nouvelles idées afin de les résoudre.

Traduit de l’anglais par Martin Morel