Ana Palacio!: «C’est l’État de droit en Europe qui est en question avec la crise en Catalogne»

INTERVIEW – L’ancienne ministre des Affaires étrangères d’Espagne juge que la crise actuelle est le plus gros défi à la démocratie depuis la fin du franquisme.

Ana Palacio est ancienne ministre des Affaires étrangères d’Espagne, ancienne vice-présidente de la Banque mondiale, ancien membre du Parlement européen et membre du Conseil d’État espagnol.

LE FIGARO. – Comment interprétez-vous le grand écart du président de la région de Catalogne Carles Puigdemont qui affirme qu’il a le droit de proclamer l’indépendance mais veut d’abord négocier avec Madrid? Que cherche-t-il?

Ana PALACIO. -Nous sommes plongés dans une situation très confuse, très fluide, très complexe, et d’une extrême gravité. L’Espagne vit sa crise la plus importante depuis 1981, parce que c’est la démocratie et l’État de droit qui sont à nouveau en jeu. Les indépendantistes catalans sont en violation de la loi espagnole! Pour résumer ce qui s’est passé ce mardi, je dirais que deux choses se dégagent. D’une part, il y a bien eu la proclamation d’une République indépendante catalane – car il ne faut pas oublier qu’après son discours, Puigdemont et les leaders indépendantistes du Parlement ont signé un document noir sur blanc proclamant l’indépendance. (http://www.lefigaro.fr/international/2017/10
/10/01003-20171010LIVWWW00044-catalogne-independance-espagnepuigdemont-direct.php) Mais l’autre élément, c’est le jeu d’ombres juridiques mouvant dans lequel s’inscrit cette démarche. C’est délibéré. Le but est de convaincre la communauté internationale, et en particulier les médias, pour arracher une légitimité internationale et faire de la cause catalane une cause célèbre.

Que voulez-vous dire par «ce jeu d’ombres juridiques»?

L’ambiguïté juridique s’exprime notamment dans l’écart qui sépare le discours de Puigdemont et le document signé mardi. Son intervention a été très confuse, mais Puigdemont dit en revanche clairement qu’il va soumettre à la Chambre la suspension d’une proclamation pas vraiment faite… en même temps il y a un texte écrit et signé. Il y a donc une volonté claire de proclamer sans proclamer. Cela crée une insécurité juridique, qui est très dangereuse et va à l’encontre de tout ce que défend l’Europe.

Car il ne faut pas oublier que l’Europe est fondée avant tout sur le droit. Quel est le cadre juridique dans lequel M. Puigdemont formule sa déclaration? Ce n’est pas le cadre juridique espagnol, qu’il a clairement bafoué. Comme le roi l’a rappelé dans son remarquable discours (http://video.lefigaro.fr/figaro/video/le-roi-d-espagne-estimeque-les-autorites-catalanes-sesont-mis-en-marge-de-lademocratie/5596980042001/), Puigdemont est le représentant de l’État en Catalogne. L’appel des indépendantistes catalans à sauvegarder les droits de l’homme en Catalogne ne tient pas debout! Mais il faut comprendre que cette bataille se joue dans la post-modernité de notre époque, une post-modernité où le droit pèse moins lourd. L’action des indépendantistes catalans est en fait une forme de coup d’État mou, un coup d’État post-moderne, qui se déploie comme une sorte de théâtre de Guignol où l’on accuse Madrid de choses qui ne sont pas vraies. Je dirais que Puigdemont crée carrément une réalité parallèle, en présentant notamment les sécessionnistes comme la voix de toute la Catalogne.

Pourquoi parlez-vous de coup d’État? C’est parce qu’ils opposent à la légalité formelle une sorte de légitimité populaire dont on a vu qu’elle est pour le moins contestable, vu la mobilisation massive d’une partie de la population catalane contre l’indépendance?

Ils jouent sur l’idée du droit à l’autodétermination. Franchement dans le contexte espagnol, cette notion ne tient pas une minute. Mais peu leur importe, puisqu’ils jouent leur partie dans l’arène de l’opinion publique internationale, qui ne connaît pas la réalité, extrêmement décentralisée, du statut d’autonomie espagnol. En fait, la proclamation d’indépendance prend en otage une société catalane qui est clairement cassée en deux. C’est un grave problème pour l’Espagne et les Espagnols. Personne n’avait réalisé à quel point la société catalane était divisée. (http://www.lefigaro.fr/international/2017/09/18/01003-20170918ARTFIG00262-les-casse-tetes-dela-catalogne-pour-organiser-le-referendum-d-independance.php)  Une partie pense qu’être à la fois catalan, espagnol et européen est une richesse. L’autre camp catalan, clairement nationaliste, préfère l’entre-soi et refuse le principe de solidarité, qui est pourtant si important pour tisser les liens nationaux et européens.

Comment jugez-vous la position actuelle de l’Europe dans la crise?

Les autorités sécessionnistes veulent absolument établir une médiation via Bruxelles, pour apparaître en interlocuteurs valides du gouvernement. Mais pour le moment, la position de Bruxelles est claire: tout doit se régler dans le cadre de la loi espagnole. L’Europe est une construction en droit et de droit. De ce point de vue, la déclaration très claire de Macron a été très appréciée à Madrid. Il explique clairement qu’on peut avoir une identité européenne tout en gardant son identité française, et de la même manière peut-on être à la fois catalan, espagnol et européen. Il refuse l’idée du chacun pour soi. Il sait que dans le cadre de l’Europe des cercles qu’il veut promouvoir pour relancer l’UE, le rôle de l’Espagne sera fondamental.

Quelles sont les racines profondes de cette crise catalane?

Il y a des racines espagnoles très claires liées à la manière dont on a organisé les autonomies. L’absence de délimitation claire des compétences, le caractère très ouvert du cadre ont été, selon moi, contre-productives ; on a abandonné les Catalans d’une certaine manière, en laissant les radicaux indépendantistes prendre notamment le contrôle de l’éducation et réécrire les manuels d’histoire, tout en imposant partout la langue catalane…

Mais il faut voir aussi dans la crispation actuelle la crise globale entre gouvernants et gouvernés qui traverse l’Occident. On a vu des lignes de fracture apparaître un peu partout, avec le phénomène Trump, Wilders, Le Pen… Les gens ne voient plus bien l’avenir, ils se recroquevillent sur une approche tribale, chacun à sa manière. L’indépendance catalane en est une manifestation.

Que peut faire le pouvoir espagnol face à ce défi à la fois gigantesque et partiellement insaisissable vu le flou de l’action de Puigdemont? La suspension de l’autonomie via l’article 155 est-elle probable?

La réponse du chef du gouvernement espagnol indique que s’il n’y a pas de retrait clair de la déclaration d’indépendance, l’article 155 sur la suspension de l’autonomie sera mis en branle (http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2017/10/07/97001-20171007FILWWW00124-catalogne-une-declarationd-independance-ne-debouchera-sur-rien-selon-rajoy.php). Mais la réponse à la situation est un défi pour tous les Espagnols depuis le 6 septembre, quand le Parlement régional a affiché sa volonté de sécession. Il est donc indispensable pour Mariano Rajoy de rallier tous les partis constitutionnels. Son but est avant tout de trouver un terrain d’entente avec le parti Ciudadanos et le Parti socialiste.

Rajoy pourrait-il tenter de laisser pourrir la vague indépendantiste catalane, en misant sur la non-reconnaissance et la pression économique?

Je ne pense absolument pas que notre gouvernement ait l’intention de laisser pourrir. On ne le peut pas, ce qui se passe est trop grave, l’enjeu c’est notre démocratie. On est face à une tâche équivalente à celle qui nous attendait après la mort de Franco, au moment de la transition démocratique (http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2014/03/24/31002-20140324ARTFIG00259-deces-adolfo-surez-hommage-a-larchitecte-de-la-transition-democratique-espagnole.php). C’est pour cela que Rajoy a besoin d’un accord avec les partis et notamment avec les socialistes sur la réponse à apporter. N’oublions pas qu’ils ont été un grand pilier de cette transition réussie.